Vous comparez la forme et l'évolution d'une ville à l'évolution d'une vie : "Mais cette ville a mon âge. Moi aussi, j'ai essayé de construire, au cours de ces dizaines d'années, des avenues à angle droit, des façades bien rectilignes, des poteaux indicateurs pour cacher le marécage et le désordre originels, les mauvais parents, les erreurs de jeunesse. Et malgré cela, de temps en temps, je tombe sur un terrain vague qui me fait brusquement ressentir l'absence de quelqu'un, ou sur une rangée de vieux immeubles dont les façades portent les blessures de la guerre, comme un remords." Jusqu'où ce parallèle est-il valable ?
P.M. J'ai toujours écrit sur Paris. Ce passage-là s'applique à Berlin. Cette ville est à l'image même de ce qui a pu se produire pour des gens de ma génération : c'était une ville en ruine en 1945, reconstruite, divisée, politiquement instable. En reconstruisant, ils ont essayé de bâtir des allées rectilignes sur des marécages, tout a été bétonné mais en laissant ici ou là quelques terrains vagues... Cette ville me fascine parce qu'elle a mon âge, en quelque sorte. Paris me rappelle mon adolescence, certains quartiers ont été détruits, mais Paris n'a pas mon âge, loin de là. Berlin, si. Enfin, c'est l'impression que j'ai et qui est très troublante. J'ai toujours eu l'impression d'être né à cause du chaos de la Deuxième Guerre mondiale. Et j'ai toujours eu l'impression qu'écrire consistait à tenter de mettre de l'ordre dans le chaos. Alors, oui, Berlin reconstruite à partir de ruines avec ces lignes droites par-dessus des marécages me parle énormément.
Quand vous avez l'impression d'être né dans des conditions bizarres, ce qui est mon cas, vous avez tendance à essayer de trouver des points de repère. Ces allées de Berlin-Est, rectilignes, pour oublier le passé, c'est la même chose, me semble-t-il. Longtemps j'ai cru que faire de la littérature avec ces choses chaotiques était un handicap et j'enviais ceux qui pouvaient écrire sur la nature, la campagne, comme les grands romanciers anglais du XIXe siècle. Moi, je suis prisonnier des hasards du lieu et de l'époque où je suis né, ce qui a fait de moi un écrivain urbain, un écrivain des villes, qui regarde les allées rectilignes et recherche les terrains vagues.
Croyez-vous vraiment à ce déterminisme ?
P.M. Oui. Je crois que l'on écrit en fonction de l'endroit, du milieu, de l'année de sa naissance. L'écriture est très déterminée par les hasards de la naissance. J'ai le regret de ne pas avoir choisi pour terreau un environnement comme certaines villes de province que j'ai pu connaître adolescent. Il y avait une atmosphère particulière à ces petites villes de province, que j'ai connues parce que je me suis souvent retrouvé interne dans un collège là-bas. Maintenant, c'est trop tard. Je suis sûr qu'il aurait pu y avoir un écrivain français du niveau de Faulkner pour s'emparer de Bordeaux, par exemple. Bon, il y a eu Mauriac... Mais Mauriac n'a peut-être pas été assez loin. Même chose pour Lyon : il n'y a pas eu le grand écrivain faulknérien sur Lyon. Or ces villes le méritent. Quelquefois j'ai regretté de ne pas être cet écrivain.
Vous regrettez de ne pas être le Faulkner de Bordeaux ou de Lyon ! ?
P.M. Oui. On pouvait écrire de grandes choses sur la chaleur étouffante de ces villes...
Vous êtes celui de Paris. Cela vous suffit-il ?
P. M. Non. Rien ne suffit, vous le savez bien, sinon la littérature n'existerait pas. Mon Paris n'est pas un Paris de nostalgie mais un Paris rêvé, composé d'expressions vécues et incorporées à la fiction. Ces expressions sont devenues intemporelles. C'est le cas des vieux numéros de téléphone, Trinité 14-28 ou Jasmin 34-21, qui figurent dans mes romans : pour les jeunes qui ne les ont pas connus, ces numéros relèvent de l'imaginaire plus que de la tentative de restituer le passé. C'est de la littérature. Le passé devient intemporel. Et l'intemporel, c'est la littérature.